Au cours de ma vie, j’ai eu plus de surnoms que d’argent dans mon portemonnaie. Ils étaient dans l'ensemble plus ou moins caustique, et certain même dans les demi-tons, mais jamais encore on ne m’avait attribuée celui de fleur bleue ! Capitaine au long cours, du paquebot de l’existence, j’ai fait escale ici, et là selon que les vents étaient bons ou mauvais, selon mon humeur ou celle que me dictait mon cœur. Je suis arrivée tant bien que mal aux trois quarts de mon voyage, et m’apprête à savourer un repos bien mérité. Si je n’ai pas constamment suivi les sentiers traditionnels de la navigation existentielle, ce n’était pas volontairement, mais par ignorance. Mais, cependant, j’ai toujours fait de mon mieux pour essayer d’amarrer mon bateau aussi solidement que possible. Il se peut que certaines de mes méthodes parussent souvent inappropriées au but rechercher, mais je faisais avec ce que j’avais, et ce n’était jamais grand-chose. J’avais semé mes petites graines de vie à la va-comme-je-te-pousse sans me demander ce qu’elles donneraient, ni ce que j’en ferais. Mais au moment des récoltes, j’ai bien dû admettre que tous mes efforts pour transformer ma minable existence avaient échoué. Je me retrouvais irrémédiablement sur les mêmes sentiers qui se terminaient tous en cul-de-sac. Mais j’étais tenace, et refusant de baisser les bras, je me remettais immédiatement au travail, essayant de séparer le bon grain de l’ivraie. Bien des saisons passèrent avant que le choix de mes semences s’améliore, et je vis bien des soleils se lever, et se coucher avant d’obtenir de meilleures récoltes. Et lorsqu’enfin ma vie devint plus stable, et mes pensées plus claires, je put me consacrer à l’écriture, mon rêve d’enfant, ma passion. Un jour, au cours d'une discussion sur mon premier roman avec une personne très proche de moi, je fus surprise de m'entendre taxer de fleur bleue ! Je m'attendais certes à quelques critiques qui auraient sans doute eu le mérite d'être pragmatiques, mais certainement pas à me voir taxer de fleur bleue ! C’était son avis, et je ne me serais pas formalisée outre mesure si celle-ci eut pris la peine de lire plus que trois lignes avant de se prononcer. J’espérais qu’elle serait fière de moi en dépit de tous les handicaps qu’avec le temps j’essayerais de surmonter. Une fois de plus, j’avais fait preuve d'un trop-plein d'optimisme, et c'est le cœur serré que j’ajoutais à ma liste de sobriquets celui de fleur bleue. Ce soir-là, j’eus du mal à m’endormir à cause de ces deux petits mots anodins si jolis sur le dessus, mais si cruels à l’intérieur. Deux petits mots qui s'ils avaient été proférés par n’importe quel manant m’auraient probablement laissée de glace, mais qui venant d’un être cher à mon cœur, m’offensèrent. Au réveil, mon imagination se mit au travail, des mots dansaient dans ma tête, des idées fleurissaient. C’était le juste retour des choses quand on était une fleur bleue qui se prenait pour un écrivain talentueux. Alors, je me mis sans tarder au travail, et de mots en images je découvris toute la poésie que cette expression contenait. Par la magie de la pensée, je me retrouvais au beau milieu d’un champ entièrement composé de fleurs bleues. Celles-ci se balançaient sous la caresse d’une brise printanière sauf une qui se détachait des autres, et en laquelle je me reconnus. Oui, j’étais une fleur bleue, mais pas n’importe laquelle, la doyenne, celle à qui il fallait plus qu’une brise pour courber la tête au moindre souffle. Celle qui avait traversé tant de tempêtes, et fait face à tant de vents mauvais qu’elle pouvait aussi surmonter le peu prévenances que cette personne manifestait à l’égard de son travail. Il m’aura fallu plus de soixante ans d’existence pour comprendre que l’on n’apparait pas toujours dans le regard des autres comme on se voit soi-même. J’avais fait tant d’efforts pour changer l’image que l’on avait de moi pour en fin de compte me retrouver jugée comme Don Quichotte se battant contre les ailes des moulins. Je rajouterais que c’est souvent les personnes que l'on croit le mieux connaitre qui vous surprennent le plus, mais c'est également de celles-ci qu'on apprend le mieux à grandir !