Le temps d’un soupir, d’une larme furtive sur le visage d’un enfant, et pour une étoile celui de s’allumer, et de mourir dans l’indifférence du monde. Le temps qui est pressé parce qu’il n’a pas le temps de prendre son temps afin de pouvoir souffler un peu. Le temps qui se moque bien d’une petite fille qui espère gagner du temps afin de pouvoir parler à son père avant qu'il ne la quitte. Elle voudrait qu’il soit encore temps de remettre les pendules à l’heure du temps d’autrefois quand elles marquaient le temps-bonheur ! La grande aiguille des heures du temps passé s’affole, et chevauche la petite aiguille des minutes d’éternité, mais c’est peine perdue. L’espoir n’est pas au rendez-vous parce qu’il a d’autres chats à fouetter, et que ce qui est fait est fait ! Un jour un poète implora le temps de suspendre son vol, mais ce dernier ne prit pas le temps de l’exaucer, et il s’en fut à tire d’ailes. Il est temps de partir, de faire mes adieux à mon univers d’enfant parce qu’il est temps de continuer ma route. Je songe aux saisons à venir, aux étés flamboyants qui céderont la place aux automnes ocre, et rouille. C’en est fini de mes rires cristallins, de mes jeux osselets-marelles qui me menaient au ciel. Les dés sont jetés sur le tapis multicolore du temps passé. Je déserte la rue Pigalle, encore un dernier coup d’œil sur cet instantané de vie qui prend place dans l'album de ma mémoire, et tout est dit. Maman tenant nos petits paquetages d’une main, et de l’autre Jacques, marche d’un pas pressé. Je le regarde trottiner sans se poser de questions, et j’envie un peu son insouciance, et sa joie de vivre. Nous avons entamé les premiers mètres de la rue Fontaine, encore quelques coudées, et nous atteindrons le métro Notre-Dame-de-Lorette. Je ne suis plus que hurlements intérieurs, et ma petite voix me suggère de retourner chez moi. Juste quelques minutes, me dit-elle, le temps d’un dernier face à face avec ta vie. Alors, je joue mon va-tout, et dit à maman que je voudrais changer ma poupée contre un baigneur. Elle me regarde son beau, et si triste regard noisette, et voyant mon visage baigner de larmes, s’incline. Elle me donne la clé en me disant de faire vite parce que nous ne sommes pas en avance. Tu sais bien que mademoiselle Zernov nous attend à la gare d’Austerlitz, et il serait indécent d'arriver en retard. Je suis déjà loin quand elle finit sa phrase, j’ai des ailes, merci Bon Dieu pour ce répit d’adieu qui fera partie de ce que je n’oublierais jamais. Je suis de retour chez moi pour une poignée de minutes, et après avoir grimpé les trois étages, j’introduis la clé dans la serrure. Quand on la tourne, elle émet un petit bruit métallique, sa manière à elle de dire bonjour ou revoir, et dans quelques instants, exceptionnellement adieu. À cette époque j’ignorais l’adage qui disait que l'on se rendait compte de l’importance des choses que lorsqu’on les avait perdues ! Une fois à l'intérieur, l’effluve du parfum de maman, m’envahit à m’en faire perdre la tête. Je le respire à grandes goulées, m’en imprègne. Et comme tout ce que je ne veux pas oublier, je le fais mien, et le range à son tour dans le secret de ma mémoire. Puis je m’effondre sur le grand lit sur lequel j’ai passé tant de nuits où j’ai fait tant de rêves, et laisse échapper tout le poids de ma détresse. C’est la dernière chose que cette pièce qui n’est déjà plus la mienne emportera de moi elle qui avait recueilli mon premier cri neuf ans et demi plus tôt. Puis, je me relève, et parcours d’un long regard tout ce qui avait composé mon cadre de vie, mes grands bonheurs, et mes petits chagrins. Je les photographie de l’intérieur, les range dans un coin de ma tête afin de pouvoir les ressortir les jours de gros orages. Tout est joué ! Je referme la porte, et je rejoins maman, et Jacques qui m’attendent là où je les avais laissés. Elle me regarde en silence, scrute le moindre mouvement de mon visage qui lui indiquerait que je vais plus mal qu’elle ne le pense. Elle se dit qu’elle va glisser un ou deux mots à mademoiselle Zernov afin que l’on veillât sur moi un peu plus attentivement. Nous sommes arrivés au métro, et Jacques qui ne perd jamais une once de sa gentillesse me prend par la main et nous entreprenons notre descente aux enfers.