Ma vie s’estompe déjà dans les brumes de ce qui a été, de ce qui ne sera plus. Elle n’a pas été un long fleuve tranquille ou si peu que chaque période de grand bonheur s’est inscrite à tout jamais dans les recoins de ma mémoire. J’en ai fait un livre afin qu’ils ne s’égarent pas, qu’ils continuent à vivre dans le cœur de mes descendants, de mes amis, et des autres. J’ai appris beaucoup de choses sur les orages, et les soleils existentiels qui bouleversent ou apaisent, et j’ai retenu quelques précieux enseignements. Parmi eux, j’ai retenu que la vie ne donne rien à qui ne revendique rien, et aussi que demander implique de faire des concessions si l’on veut recevoir. Alors je me suis mise au travail, et j’ai passé en revue ce qui m’aiderait à avancer paisiblement jusqu’au bout de ma route. Laissant de côté l’aspect matériel pour ce qu’il est s’il n’est pas porteur de dons, et partages j’ai mentalement dressé la liste de tout ce que je ferais si mes efforts portaient leurs fruits. Et là, tout est soudainement devenu limpide, mes tourments se sont dissipés, le champ de ma vue intérieure s’est élargi, j’avais enfin trouvé ma voie. Mais avant de me jeter corps, et âme dans cette ultime bataille, j’ai décidé de refaire le chemin à l’envers. De repartir là où tout avait commencé pour moi un jour d’automne mille neuf cent quarante-deux.
Jusqu’à environ trois ans, chaque fois que je sortirais avec ma mère, mon regard se portera invariablement sur cette chose jaune qui ralentissait les battements de son cœur. J’en ai sûrement vu bien d’autres, mais encore aux préliminaires de mon existence, je n’en compris pas la signification. Lorsque l’armistice sera signé, et qu’elle disparaitra de toutes les poitrines, je l’occulterais au même titre que toute cette période de ma vie. Ce sera sur les bancs de l’école que j’apprendrais avec stupéfaction, ce qui s’était déroulé durant cette période. De subliminales projections liées à l’étoile jaune se feront jour dans ma mémoire provoquant une sensation de déjà-vu. J’en fus si bouleversée que j’en parlais à ma mère qui resta silencieuse, les yeux perdus dans un ailleurs qu’elle avait partagé avec sa famille, et plus de six millions de coreligionnaires.
Surprise par son silence, je continuais à lui raconter tout ce que j’avais appris sur la Deuxième Guerre mondiale. Quand j’eus terminé mon récit, je vis des larmes perlées sur ses joues, et je pensais qu’elles étaient le fruit de son empathie. Mais quelle ne fut pas ma surprise quand je l’entendis me dire que nous aussi étions les enfants de David. Cette révélation me stupéfia, et je la regardais les yeux agrandis d’incompréhension. Puis la surprise passée, je lui demandais de me parler de nos origines, de notre histoire. Mais elle me dit que pour le moment je devais me contenter de ce que je venais d’apprendre, et ajouta qu’il serait préférable que je n’en parle pas à mes camarades de classe. J’ai grandi avec ce secret jusqu’au jour où je suis partie en Israël, jusqu’au jour où j’en suis revenue. Il faut prendre ce dernier mot dans son sens pratique, et aussi au second degré. Je suis, non seulement rentrée en France, mais aussi revenue au sens idéologique. Je connaissais son histoire qui faisait partie de la mienne, je comprenais qu’il fut sans cesse en alerte, mais ne se laissait-il pas souvent dépassé par ses peurs ? Pensait-il que la paix était au bout du fusil, et non dans la recherche de solutions pacifiques avec le peuple palestinien ? Quarante ans ont passé depuis mon retour, et je constate que la situation ne fait qu’empirer sans laisser la moindre place à des accords de paix.
J’ai traversé la guerre des Six Jours, et ai donné la vie le jour du cessez-le-feu à mon troisième enfant, une petite fille. Nous sommes restées à la maternité de Tel Ashomer que trois ou quatre jours pour laisser la place aux soldats blessés qui étaient légion. Tous ces nouveau-nés, car je ne fus bien sûr pas la seule à être expulsée de la maternité à cette époque, étaient-ils responsables de cet état de choses ? Comme je l’ai souligné dans un autre texte, on peut être de cette terre sans pour autant être d’accord avec sa politique. Nous sommes tels que nous sommes afin de nous accomplir, et si ce que nous sommes nous incommode, le seul moyen d'y remédier est de donner tout ce que nous avons de meilleurs de nous. Notre prochain voyage sera fait de ce que nous aurons fait du précédent alors, pour quoi ne pas faire en sorte que celui-ci soit plus confortable. Le nombre de voyages qu'il nous reste à effectuer avant d'atteindre l'Éveil nous donne la possibilité de nous améliorer, alors, ne laissons pas passer l’occasion d'arriver au terme de ce long parcours à tout jamais lavé de nos erreurs.