Tu serais aujourd’hui maman, une merveilleuse vieille dame de quatre-vingt-dix-huit ans, et chaque sillon de ton visage raconterait toute cette vie ardente, et désespérée que tu traversas. Mais ta route avait déjà été si longue, et tu avais traversé avec tant de vaillance les petits malheurs du quotidien comme les grands drames qui vous brisent à tout jamais. Pas à pas, les yeux perdus dans les brumes d'un monde que toi seule étais en mesure de voir, tu arrivas là où ton petit t'attendait. Depuis son départ, tu n'avais jamais eu aucun doute, et c'est ce qui t'avait permis de continuer ta route jusqu'à ce dernier rendez-vous d'amour. Ce vaste carrefour où tout le monde se retrouve un jour ou l'autre, et peuplé d'êtres chers dont certains vous murmurent à l'oreille les mots qu’il vous tardait d’entendre. C'est à ce moment que drapé dans ta solitude intérieure, tu réalisas que ce voyage n'était qu'un au revoir, et non pas un adieu. Je me souviens avoir vu des visions traversées tes magnifiques yeux noisette, des images éphémères de ce temps où Bob était encore des nôtres. Je ne comprenais pas ce qui te bouleversait autant dans ces moments privilégiés qui te reliaient à ton enfant, mais aujourd'hui j’ai compris. Oui, je comprends enfin pourquoi soudainement tu semblais te raccrocher à la vie même si le ciel était ce qui te rapprochait le plus de lui. Dans une semi-conscience de ce temps passé, et de ce temps à venir, tu te réjouissais à l’idée de retrouver cet enfant arraché à tes bras il y avait si longtemps déjà. Ce tout petit enfant que tu n’avais pas eu le temps de voir grandir, mais que tu accompagnas tout au long de ta vie guidée par cette étrange alchimie qui relie à tout jamais une mère à son enfant. Le décès de ton tout petit te laissa exsangue, et ne te donna même pas la possibilité d'aller te recueillir sur une tombe que tu n'avais pas pu lui offrir. Je sais tout cela bien que je ne fus pas à tes côtés afin de t’accompagner jusqu’au bout de la passerelle qui relie le monde d’en bas à celui d’en haut. Il y eut tant de choses maman que nous avons partagée dans d'uniques fous rires qui résonnent encore en moi malgré le temps, malgré l'absence. Et si nous avons ri si fort ensemble, nous avons aussi pleuré dans les bras l'une de l'autre en faisant fi des non-dits qui jalonnèrent notre vie commune. Aujourd'hui, alors qu'à mon tour j'ai la tête chenue, et les épaules qui ploient sous le faix, j'ai tout loisir de revivre par la pensée tout ce qui nous avait à l'époque unie ou désunie. J’arrive enfin à remplir les vides dans lesquels nous nous sommes souvent perdues, et retrouvées. Je peux enfin classer dans le bon ordre les mots qui comblent les silences effrayants qui ont hanté tant de mes nuits. Ces mots que tu aimais tant maman, et que tu aurais dessinés passionnément sur des cahiers d’écolier si seulement tu avais connu tous les mystères qu’ils recelaient. Ces mots passions parfois violents qui s'échappaient de tes lèvres, et qu'aussitôt après tu regrettais. Ces mots qui ne m'étaient pas toujours destinés, mais que je recevais étant ta seule interlocutrice à ce moment. Depuis tout ce temps j’en ai fait provision, et je les écris pour toi parce que ce sont les mots que tu chantais aussi naturellement que je les écris. Oui ! Maman, ces mots que j’ai appris à maîtriser par amour pour toi, je te les offre aujourd’hui au nom de cette traversée de la vie que nous avons accomplie ensemble. Bien que tu as depuis longtemps refermé tes si jolis yeux maman, permets-moi de t'offrir à l’occasion de ton quatre-vingt-dix-huitième anniversaire ce bouquet de mots cueilli avec amour à ton intention. Bon anniversaire maman, flamme éternelle qui me consume, et me purifie au nom de l’amour qui te sauve de l’oubli. Lorsque je ne serai plus de ce monde, on parlera encore de Louba, la belle Ukrainienne afin que demeure à tout jamais le souvenir de ton passage terrestre.