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FUGUE PAR UN SOIR D’HIVER
22/09/2011 15:11
Moi, le Moulin de Senlis fut érigé sur la demande de Charles de Budé, seigneur de la commune d'Yerres en l'an de grâce mille quatre cent cinquante-six. Durant quelques décennies, j’accomplis mon œuvre auprès des meuniers de la région montgeronaise, jusqu’à ce que la meunerie soit remplacée par d'autres procédés. Je n’avais plus de raisons d’être en tant que moulin, et devins maison de campagne. Solidement disposée sur mes fondations, j’ai survécu au temps qui féconde l’oubli bercé par le chant de l'Yerres entre nouveaux propriétaires, et abandon. Nous étions à la moitié du vingtième siècle, et je me demandais si la fin de mon règne n’avait pas sonné quand la communauté russe se porta acquéreur. Je prenais le relais de La Verdière, et c’est avec joie que j’ouvris tout grand mon portail à tout ce petit monde en quête d’un nouveau foyer. J’avais entendu parler d’eux avant qu’ils arrivent, et je me préparais à les accueillir comme mes nouveaux maîtres. Après tant de siècles d'austérité, ils allaient être un bain de jouvence, et en retour je serais pour eux le havre de paix dont ils avaient tellement besoin. Les premiers arrivés furent les plus âgés, filles et garçons réunis, et je leur souhaitais la bienvenue en leur ouvrant tout mon portail de bois supportant l’écusson de Senlis. Nous étions en été, nous allions pouvoir faire connaissance tandis qu’ils s’intègreraient à moi. J’étais plongée dans le silence depuis si longtemps que je tressaillis de bonheur quand j’entendis leurs cris, et leurs rires qui me redonnaient une seconde jeunesse. Le reste de la collectivité suivit rapidement, et pour la première fois depuis bien longtemps je sentis à nouveau la vie couler délicieusement en moi. Si vous aviez pu voir comment chacune de mes pierres absorbait cette jeune sève, vous n’en seriez pas revenu.
Dissimuler sous le vert manteau de la vigne vierge qui m’apportait la fraicheur de son ombrage, et la possibilité d’observer discrètement leurs jeux, j’en fis usage à volonté. Les vacances terminées, les enfants prirent le chemin de leurs nouvelles écoles non sans quelques appréhensions. Commencer une année scolaire dans une nouvelle école avec de nouveaux professeurs était une chose que tous redoutaient plus ou moins. Mais il y avait plus important encore pour eux, et c’était la manière dont ils seraient perçus par les autres enfants. Mais ils sauraient s’adapter, et les différences s’estomperaient au fil du temps. J’attendais leur retour avec impatience, j’avais besoin de les entendre, de les voir, et de continuellement apprendre d’eux. Ils étaient une source de fraîcheur, et de renouvellement constant, et j’eus bien vite autant besoin d’eux, qu’eux de moi. L’automne s’en était allé, et l’hiver avait installé ses frimas pour la plus grande joie des enfants, qui bien emmitouflés ne le craignait pas. Les fêtes de Noël, et le Nouvel An s’étaient déroulés comme à l'accoutumée, avec les traditionnelles lettres de remerciement aux parrains. Toutes commençant par Dear sponsor, et toutes identiques écrites sous le regard attentif des éducateurs. Ils entamèrent la nouvelle année certains avec joie, et insouciance, et d’autres dans le tourment. Tout était si nouveau pour moi que je m’installais dans une sorte d’extase statique qui embruma ma concentration. Je ne remarquais pas le comportement étrange de Marie-Claire, et de Marie-Noëlle, deux adolescentes plus tourmentées que les autres. Depuis que j’avais ouvert mes portes à mes nouveaux locataires, et malgré l’attention que je leur portais, je n’avais encore jamais vu ces deux jeunes filles ensemble. Du jour au lendemain, elles ne se quittaient plus, communiquaient à voix basse, et se séparaient au bout de quelques chuchotements. Heureusement pour moi, j’avais des yeux presque partout, et je pouvais être avec chaque enfant presque continuellement. C’était bien pratique, mais fort accaparant pour de si vénérables pierres, et il m’arrivait parfois de perdre un peu de ma vigilance. À un moment donné, je délaissais Marie-Claire, et Marie-Noëlle, et concentrais mon attention sur d’autres petits. Tout ça pour vous dire que je n’ai rien vu venir, et que j’en fus pour mon compte lorsque j’appris qu’elles avaient pris la clé des champs. Cela s’était passé au début du mois de janvier mille neuf cent cinquante-quatre, un samedi alors que tous mes pensionnaires profitaient d’un repos bien mérité, moi y comprise. Les deux demoiselles avaient alors furtivement traversé la cour, ouvert la porte attenante à mon portail, et s’étaient évanouies dans la nuit. Quand je repense à cette histoire je ne me sens pas vraiment fier, mais même en admettant que ces deux petites ombres aient attiré mon attention, qu’aurais-je bien pu faire pour les arrêter ? Le lendemain matin, Hélèna Vladimirna, l’éducatrice des grandes, et des moyennes pénétra dans le dortoir qu’elle ne fut pas sa surprise en constatant qu’il manquait deux fillettes. Elle resta quelques secondes bouche bée devant leurs lits à peine défaits, se rendit dans le cabinet de toilette espérant les y trouver, puis revint livide dans le dortoir. Elle réveilla les petites avec tant de détermination dans la voix qu’elles émergèrent de leur sommeil comme mû par un ressort. Hélèna Vladimirna s’en voulut de ce brutal réveil, mais elle était dans un tel état de stress qu’elle n’avait pu contrôler le son de sa voix. Les brumes du sommeil estompées, les fillettes suivirent des yeux les directions qu’elle leur indiquait, les doigts pointés en direction des lits vides. Un ange passa dans un imperceptible bruit d’ailes, puis réalisant la situation, elles ne surent quoi dire, et regardèrent Hélèna Vladimirna ébahie. Il était clair qu’aucune d’elles ne lui apprendrait quoi que ce soit, et elle tourna les talons en leur disant de s’habiller en silence. Elle ouvrit toutes les portes des grandes, les rassembla dans le couloir, et leur apprit la disparition de Marie-Claire, et Marie-Noëlle. Elle allait leur poser la même question qu’aux moyennes, mais s’abstint en voyant l’étonnement poindre sur leurs visages. Désespérée, elle les laissa se préparer, et rejoignit l’éducatrice des petites qui se trouvait au premier étage. Lorsque celle-ci la vit, le chignon en bataille, le visage livide, et la peur au fond des yeux, elle la fit asseoir craignant qu’elle ne fasse une crise cardiaque. Les petites averties de sa présence l’entouraient sans rien dire, et leur éducatrice allait les renvoyer quand Hélèna Vladimirna retrouvant la parole, leur demanda si elles savaient quelque chose de particulier sur les deux fugueuses. Même étonnement que chez leurs aînées, même silence pesant, la coupe était pleine, et la peur au ventre, elle se leva en disant à l’éducatrice de la rejoindre dans le réfectoire. Nous devons prendre tous ensemble les décisions qui s’imposent, et prévenir mademoiselle Zernov. Une fois le personnel réuni dans le réfectoire, et la fugue des jeunes filles devenue officielle, ils se concertèrent sur ce qu’ils devaient faire. Où pourrions-nous commencer nos investigations sinon auprès des employés de la gare, suggéra l’un d’eux. Ils sont probablement les derniers à les avoir vus, et nous saurons au moins si elles étaient seules ou accompagnées d’un adulte. Tout le monde acquiesça, et c’est le père Igre, le seul à être motorisé, qui se chargea de cette mission.
Pendant ce temps, Boris Borisiakovitche, le mari d’Hélèna Vladimirna qui s’occupait de la comptabilité, et autres affaires courantes, contacta mademoiselle Zernov. Cette situation extraordinaire étant une première dans les annales du pensionnat était d’une importance capitale pour sa survie. Si cette histoire ne se terminait pas au mieux, il y avait fort à parier que l’avenir des autres enfants prendrait des directions peu souhaitables. Tout le monde était d’accord sur un point, c’était celui que ces demoiselles avaient rejoint leurs familles respectives. Ceci dans l’optique qu’il n’y eut pas de personnes étrangères mêlées à cette affaire, et il ne faudrait pas longtemps à mademoiselle Zernov pour le savoir. Le père Igre avait fait l’aller, et le retour en deux tours de roue de sa moto sans déraper sur la neige, et revint bredouille. Les employés du guichetier au chef de gare, personne ne se souvenait les avoir vus. On aurait dit qu’elles s’étaient volatilisées sur cette route entre le Moulin de Senlis, et la gare de Montgeron. Il ne restait plus qu’à prier, et attendre la venue de mademoiselle Zernov avec tout ce que cela comportait d’appréhension. Chacun donnant son avis sur cette étrange affaire, tout le monde fut d’accord sur deux possibilités en écartant celle de la présence d’une tierce personne. La première était que Marie-Claire, et Marie-Noëlle n’ayant pas de billets aient profité de l’obscurité pour monter dans le train en évitant de passer par la gare. Et la seconde, qu’elles avaient acheté leurs billets un peu avant, ce qui expliquerait pourquoi le guichetier ne les avait pas vus. C’est sur cette note plus optimiste que les éducateurs avaient rassemblé leur petit monde pour le déjeuner. Ce fut bien la première fois qu’un repas se passa aussi silencieusement en temps normal il y avait toujours quelqu’un pour mettre de l’ambiance. Après le personnel, les plus concernées par cet évènement étaient les filles qui se trouvaient sous l’autorité d’Hélèna Vladimirna. Grandes ou moyennes, elles se connaissaient toutes suffisamment bien pour se sentir concernées par cet évènement. Mais après mûres réflexions, certaines se souvinrent que leurs deux compagnes avaient eu un comportement inhabituel, mais qui sur le moment ne les avait pas surprises. Elles leur avaient vendu quelques petites choses, et notamment des timbres dont certaines faisaient grand usage. Tout le monde y trouvant son compte, personne ne se posa de questions. Maintenant, elles savaient à quoi avait servi l’argent récolté, mais comme elles se sentaient plus ou moins coupables de leur escapade, elles gardèrent le silence.
Leur petit déjeuner terminé, les enfants, seuls ou en petits groupes s’éparpillèrent. Les uns regagnèrent leurs chambres, et les autres s'amusèrent dans la cour ou dans l'espace vert qui se trouvait entre la maison des filles, et celle des poupons. Pendant ce temps, le père Igor, et le père Igre se préparaient à officier la messe hebdomadaire dans la elle fut réduite à sa plus simple expression. Le repas de midi se déroula sur le même tempo que celui du matin, personne n’avait le cœur à rire. Une fois leurs estomacs remplis, les groupes se reformèrent. Ceux qui attendaient des visites restèrent dans la cour ou installer sur les rebords des fenêtres, et les autres allants, et venants comme des âmes en peine. Les parents arrivaient les uns après les autres, chacun étant aussitôt mis au courant de la situation. L'après-midi était bien avancé quand mademoiselle Zernov pénétra dans la cour au volant de sa deux-chevaux. Elle se gara à sa place habituelle, c’est-à-dire devant le bureau, puis extirpant aussi dignement que possible sa longue personne de ce petit habitacle, elle ouvrit la portière arrière. Nos deux compagnes sortirent à leur tour, et semblaient plus mortifiées que repentantes. Encadrées par tout le personnel, elles pénétrèrent dans le bureau tandis que nous restions aux abords essayant de les apercevoir par la fenêtre. Elles racontèrent comment elles s’étaient procuré l’argent pour acheter leurs billets de train, et deux tickets de métro, pointant du doigt les filles qui les avaient inconsciemment aidés. Mademoiselle Zernov les avait récupérés chez la grand-mère de Marie-Claire, Marie-Noëlle pour d’obscures raisons ne s’étant pas rendues chez ses parrains. L’histoire se terminait bien même si les deux adolescentes pensaient le contraire. Elles furent confinées dans le dortoir pour le restant de la journée. Quelques heures s’étaient écoulées depuis qu’elles avaient déserté mes murs en catimini, et déjà la vie reprenait son cours. Une page supplémentaire de mon histoire était tournée jusqu’à ce qu’un autre de mes petits locataires prenne à son tour la poudre d’escampette
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