Comme chaque jour à la même heure, Esméralda se concentre sur son tarot soigneusement étalé devant elle. Quelles que soient les cartes sorties, il est rare de ne pas voir le roi de cœur. C’est autour de lui que tout se joue, que tout se noue ou se dénoue comme un lien qui n’aurait ni commencement, ni fin. Elle aussi, la dame de cœur est rarement absente sinon que serait l’un sans l’autre même séparé par des destins capricieux. Cela la rassure bien que cela ne remplace pas sa réelle présence à ses côtés, bien entendu. Mais que peut faire d’autre une diseuse de bonne aventure contre un implacable destin qui fait que l’un s’en va tandis que l’autre l’attend ? Elle n’a que son tarot pour le suivre dans ses vagabondages à travers l’Europe, et assez d’amour pour attendre son retour. Suivant le fil de sa pensée, ses lèvres s’entrouvrent, et dans un doux murmure quand elle entre en contact avec lui. Quel que soit le jour ou l’heure de ton retour, mon roi, mon amour, il te suffira de pousser la porte entrebâillée pour que nous nous retrouvions. Je sais que tu ne manqueras pas ce nouveau rendez-vous, comment le pourrais-tu sans en souffrir, sans me faire encore plus me languir ? C’est écrit dans notre destin commun, et le tarot me le confirme inlassablement, et me permet de me préparer à ton retour. Alors, il n’y a pas un jour qui passe sans que je dresse la table digne d’un roi de cœur. Sans que je mette ton vin préféré à chambrer afin qu’il flatte ton palais, et fasse chanter ton âme comme les sons cristallins d’une harpe. Dans le secret de ma cuisine, je mitonne les mets les plus raffinés, ceux que tu préfères, et dont tu ne te lasses jamais. Pendant que le repas mijote, je me rends dans ce jardin que tu aimes tant, et dans lequel nous nous installons lorsque le jour décline. Je cueille les plus belles roses, les rouges pour la suavité de leur parfum, et la beauté de leurs contours. Je les dispose un peu partout dans la maison afin que l’intérieur soit comme l’extérieur, magnifique, et enchanteur. Lorsque tout est prêt dans la maison, je monte te faire couler un bain afin que tu puisses te remettre des fatigues du voyage. J’y ajoute des huiles rares aux parfums exotiques qui te transporteront vers les iles lointaines, et c'est ensemble que nous embarquerons pour Cythère. D’une seule voix, mon amour, nous évoquerons alors Charles Baudelaire, notre poète préféré, cette grande âme qui sait si bien faire chanter la nôtre. Te souviens-tu, amour, de ces mots qui nous ressemblent, de ces rimes que nous avons faites nôtres, et que nous murmurons dans un soupir :
"Aimer à loisir. Aimer, et mourir au pays qui te ressemble. Là, tout n’est qu’ordre, et beauté. Luxe, calme, et volupté".
Esméralda a retrouvé son mystérieux sourire, elle semble apaisée, infiniment heureuse. Elle l’a rejoint par delà les frontières, au-delà du temps qui sépare, qui déchire l’âme des amants loin l’un de l’autre. Puis tournant son regard vers l’horizon, elle s’imagine voir se dessiner dans les ors du soleil couchant sa frêle silhouette. Elle le voit s'avancer de son pas tranquille vers elle, tandis qu’elle se noie dans l’eau gris-bleu de son regard ! Elle l’entend lui murmurer à l’oreille que ce voyage était le dernier, qu’il était revenu vers elle pour toujours. Il lui dit cela à chacune de ses retrouvailles, mais il ne résiste jamais à l’appel de l’aventure. Alors, elle fait semblant d’y croire en se disant que demain sera un autre jour, avec une autre histoire. Tout a une fin, soupire-t-elle, un jour viendra où nous aurons enfin l'éternité en partage. Mais en attendant que vienne ce temps de félicité éternelle qui ne fait pas partie de ce monde, elle se prépare à le recevoir. Revêtant ses plus belles parures, et se parant des bijoux que son roi de cœur lui rapporte de ses voyages, elle l’attend. Elle resplendit comme un astre sous les feux des fastueux ornements que seul un roi de cœur peut offrir à la reine de son cœur. Et afin que tout soit parfait, elle ajoute par petites touches aromatisées la petite note de senteur magique qui le transportera de délices lorsqu’il la serrera contre son cœur. Il arrive parfois qu’Esméralda éprouve un peu de lassitude à voir défiler le temps les yeux rivés sur l’horizon, sur son tarot. Alors elle imagine qu’elle est quelqu’un d’autre dans une autre vie, et que l’élu de son cœur est constamment à ses côtés. Mais là, plus rien ne va, tout se brouille, se disperse, ses cartes sont devenues muettes, et si elle attend quelqu’un ou quelque chose, c’est seulement la mort. Alors elle efface d’un geste de la main cette vision dans laquelle Esméralda s’était éloignée de Smaïl, son roi de cœur pour l’éternité. Elle sait que l’amour qui la relie à Smaïl n’est éternel que par la séparation qui les réunit occasionnellement.
L’éternité n’est pas un dû, il se gagne, se fortifie, et atteint sa plénitude dans un autre espace-temps où se retrouvent tous ceux qui s’aiment. Les tarots sont régis par des énergies cosmiques dont nous-mêmes
sommes issus, et croire leurs prédictions, c’est savoir que nous ne sommes pas seuls dans l'univers. Par l'intermédiaire de ses tarots, Esméralda est au cœur des mystères qui régissent la respiration de l'humanité. Elle connait tous les secrets des astres, le mouvement des marées, et ce qu'il en coûte de ne pas respecter leurs commandements. Mais pour le moment elle ne veut penser qu'à lui, son roi si cher à son cœur. Elle sait que le temps où il l’enlacera de son étreinte d’éternité n’est plus si loin, alors elle continue sa route faite de séparations, et de retrouvailles.